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Déplacements à vélo

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Extraits d’un texte de Konrad Paul Liessmann, professeur à l’université de Vienne.

Il existe plusieurs manières de se déplacer à vélo : lentement ou rapidement. Sur route, en forêt ou en ville. De nombreux types de vélo existent aussi : de ville, de randonnée, d’antan, pour dames ou encore tout-terrain.
On peut naturellement prendre le vélo pour aller d’un point A vers un point B, faire du vélo pour être tendance, pour transporter quelque chose dans une de ses sacoches. Quel que soit le but, il sera réduit à son utilisation pratique, une déformation de son essence, comme cela se produit pour toute chose. L’art, la beauté commence là où l’utilité prend fin. Ce n’est que lorsque le vélo n’est pas utilisé comme aide ou moyen de transport, que sa beauté apparaît au grand jour. La sueur liée à une utilisation sans objectif utilitaire ne peut le souiller.

Le vélo est silencieux. Sur asphalte, le cycliste surgit presque sans aucun bruit puis disparaît aussitôt. Le mouvement feutré pourrait être à la base d’un concept de déplacement élégant et vertueux. Le pendant immoral serait le moteur rugissant. Partout où il le peut, le vélo évite le vacarme des moteurs qui rompt brutalement le silence de la campagne et tout cycliste a un jour vécu ce que décrit Theodore W. Adorno dans Minima Moralia : D’après les motorisés, le cycliste fait partie des vermines de la route. Pour une grande majorité des motorisés, il semble n’exister qu’une seule devise à l’endroit des cyclistes : doubler à tout prix, peu importe l’étroitesse, la mauvaise visibilité, la densité de la circulation en sens inverse et la vitesse du cycliste. Il leur semble insupportable de freiner pendant quelques secondes, d’attendre jusqu’à ce que la voie et la visibilité soient à nouveau dégagées. Le conducteur doit, protégé par sa carrosserie, doubler, pousser à l’écart le non-motorisé. Et dans le cas où il est tout de même obligé d’attendre, le cycliste sent derrière lui toute l’impatience hurlante de celui qui doit freiner, qui dès la prochaine occasion dépasse triomphalement en faisant rugir le moteur tout en laissant derrière lui un nuage de bruit et de puanteur. Démonstration superflue d’un pouvoir qui repose sur rien d’autre que sur l’asservissement de l’homme par le moteur.

Les ballades tranquilles des heures durant à travers les paysages ne constituent pas la nature du vélo de course. Son nom, sa constitution, sa géométrie et son mythe suggèrent avant tout une chose : la vitesse. Tout paysage, toute tranquillité et contemplation disparaissent dans une descente à grande vitesse. Se pencher en avant afin de réduire la résistance à l’air, descendre à fond une longue ligne droite raide, la chaîne sur le plus petit pignon, en atteignant bientôt 60, 70 voire plus de 80 km/h et en n’utilisant les yeux que pour détecter immédiatement toute aspérité, nid-de-poule, tout animal ou individu pouvant surgir dans le champ visuel. Les mains sont cramponnées sur le guidon et prêtes à saisir les freins. Le corps est à peine protégé du vent, la concentration est maximale et rend impossible toute autre pensée. C’est l’expérience directe de la vitesse, sans la protection d’une carrosserie ou d’une peau de cuir, la plus grande joie et la plus grande peur en même temps, l’expérience d’un ressenti ancestral grisant : une illusion de domination.

Gravir une montagne exige le maximum de soi-même. Qu’il soit au sein d’un groupe ou avec un partenaire, le cycliste fait alors l’expérience d’une dimension existentielle : la solitude.
En montagne, chacun est seul, seul avec lui-même, son corps et la côte. Il n’existe pas d’autre endroit qui permet de vivre de manière plus percutante ce que signifie la lutte contre soi-même. Lorsque, après un trajet de plusieurs kilomètres, l’inclinaison augmente encore de 12 % , qu’aucune fin n’est en vue, que les jambes deviennent lourdes et que les poumons se resserrent, que le dos fait mal, on se pose irrémédiablement la question : pourquoi continuer ?
Pourquoi ne pas mettre pied à terre, se reposer, rebrousser chemin, il n’y a personne, la route est déserte, il n’y a aucune raison de poursuivre cette torture. Pourtant, on reste en selle aussi longtemps que possible, jusqu’au but. Et lorsqu’après 120 kilomètres à travers les Dolomites et le franchissement de quatre cols, la toute dernière côte surgit, le tout dernier virage éclairé par un soleil déjà bien bas, et que l’on sait qu’il ne reste plus qu’une grande descente au bout de laquelle un bon repas sera servi, on ressent alors une apparence de bonheur, une lueur de délivrance à mesure que l’on se rapproche de ce col dessiné à l’horizon.

Jean PROD’HOMME (beaucoup sans doute se reconnaitront à travers ces propos)

18 octobre 2012